ChĂšre lectrices, Chers lecteurs,
Les gens ne sont pas toujours ce que nous croyons.
Vous ĂȘtes-vous dĂ©jĂ dit que vous aviez jugĂ© quelquâun un peu vite ?
Nous le faisons tous quotidiennement. Nos journĂ©es sont remplies de micro jugements. Ce serait dâailleurs inhumain de vouloir contrĂŽler les frasques de notre cerveau. Mais nous avons quand mĂȘme de la marge de manoeuvre.
Nous pouvons et nous devons exercer notre volonté en décidant quoi faire de ces 1001 pensées que nous émettons constamment sur les autres.
Rien, du bien ou du mal. Evitons le dernier :)
Cette prise de conscience sur nos pensĂ©es puis un entraĂźnement actif Ă les alchimiser, est important pour construire si ce nâest pour sauver le monde complexe dans lequel nous vivons.
Certains parlent de bienveillance, dâautres de soin.
Je veux vous parler de coeur.
Laissez-moi vous raconter une courte histoire...
Cet aprĂšs-midi vers 15h30, je brĂ»lais dans ma petite Nissan Micra en direction dâun laboratoire mĂ©dical.
Jâavais rendez-vous pour un examen dâimagerie obtenu le jour mĂȘme.
Sur la route, le vivant autour de moi me semblait beau et abattu Ă la fois. Lâherbe Ă©tait jaune. Les tourterelles volaient bas, un peu sonnĂ©es. Presque dĂ©sorientĂ©es. Jâai cru que lâune dâelles allait raser le toit de mon vĂ©hicule. Comme si elle nâavait plus la force de voler assez haut.
Et puis, au dernier feu rouge, jâai tournĂ© Ă gauche en regardant mon GPS dâun oeil et la route de lâautre. Un petit parking tout en bĂ©ton mâattendait 300m plus loin. JâĂ©tais arrivĂ©e.
Cette patiente dĂ©sagrĂ©able đĄ
Lâendroit Ă©tait nouveau pour moi. Quelques regards jetĂ©s dans chaque recoin du parking mâont permis de repĂ©rer lâentrĂ©e du laboratoire. En haut dâun immense escalier, lui aussi en bĂ©ton.
ConfinĂ© entre un restaurant asiatique et un opticien, une porte blanche avec un Ă©criteau vieilli signalaient une entrĂ©e peu accueillante. Humide de la tĂȘte au pieds, je me rappelle avoir levĂ© les yeux vers le haut des escaliers en voulant presque renoncer. Jâai fini par renoncer Ă mon renoncement et je suis montĂ©e. En haut des marches, une femme dâun certain Ăąge, visiblement fatiguĂ©e et Ă©prouvĂ©e par la chaleur sâest mise Ă me fixer avec dĂ©pit.
- âLe laboratoire est fermĂ©â, mâa-t-elle lancĂ©, les sourcils froncĂ©s. Comme si un drame venait de se produire et quâelle avait Ă©tĂ© chargĂ©e de me lâannoncer.
Comme je ne crois que ce que je vois, jâai poliment rĂ©pondu :
- âAh bon, câest Ă©trange çaâ, tout en mâavançant vers la porte qui sâest ouverte du premier coup et sans effort.
- âMon Dieu je suis dĂ©solĂ©e je vous ai dĂ©rangĂ©e pour rien !â
- âMais vous ne mâavez pas du tout dĂ©rangĂ©e, de toutes maniĂšres je devais rentrer !â
- âJe suis fatiguĂ©e et jâai les neurones fondusâ
Jâai souri.
La femme a ajouté :
- âIl faut un masque, zut; jâai oubliĂ© le mien, vous croyez quâils en donnent ?â
- âDemandez-leur Madame, sĂ»rement !â
Nous faisons quelques pas et lisons sur la premiĂšre feuille A4 dâune longue sĂ©rie, que le laboratoire ne donne pas de masques. Etant donnĂ© la suite des Ă©vĂšnements, je pense quâils auraient aisĂ©ment pu ajouter un : âPS : allez vous faire foutreâ.
Nous aurions été dans le ton.
La femme redescend les interminables marches de lâescalier bĂ©tonnĂ© Ă la recherche dâun masque.
Quelques minutes plus tard, alors que je suis en train dâenregistrer mon dossier, je la vois Ă nouveau enfin sâavancer vers une secrĂ©taire mĂ©dicale, encore essoufflĂ©e par ses ascensions rĂ©pĂ©tĂ©es.
Je souris intĂ©rieurement et me concentre sur mon interlocutrice quand je lâentends crier :
âPutain ça fait deux fois que je monteâ, avant de repartir sans prĂ©avis, visiblement en colĂšre.
Elle sâĂ©tait trompĂ© de laboratoire.
La secrĂ©taire mĂ©dicale mâa regardĂ©e en levant les yeux au ciel, sans doute agacĂ©e par cette femme soudainement dĂ©sagrĂ©able qui marmonnait derriĂšre son masque sans faire lâeffort dâarticuler.
Il lui aurait suffit de voir les 10 minutes qui avaient prĂ©cĂ©dĂ© cette scĂšne pour comprendre lâĂ©puisement et le dĂ©sarroi de cette patiente Ă©prouvĂ©e.
Avant quâelle ne sâen aille dĂ©finitiement, je lâai regardĂ©e avec empathie derriĂšre mon masque et lui ai offert un :
âCourage !â en souriant avec les yeux.
Elle a souri avec les siens et a empruntĂ© pour la 3e fois les escaliers infernaux de lâĂ©trange laboratoire.
Ce mĂ©decin acerbe đ
Mon dossier tout juste terminĂ©, une femme mĂ©decin derriĂšre moi mâassĂšne un :
- âSuivez-moi !â .
Un peu anxieuse et pas aidĂ©e par lâambiance hostile des lieux, je la suis.
- âEntrez dans cette cabine, fermez la porte, dĂ©shabillez-vous !â
Je mâexecute. Il fait trop chaud pour riposter.
Le mĂ©decin mâindique comment mâallonger et regarde mon cou avec indignation :
- âIl va falloir me retirer tout ça lĂ .â
Je touche mes médailles et chaßnes du bout des doigts et je lui dis un peu inquiÚte :
- âCe sont des chaĂźnes difficiles Ă enlever, maisâŠâ
- âVous les enlevezâ.
Je me concentre sur lâobjectif de lâexamen et jâessaie de passer outre.
JâĂ©prouve une rage presque incontrĂŽlable contre ces professionnels de santĂ© que je connais trop bien et qui semblent se fixer lâobjectif personnel de traiter chaque patient le plus mal possible.
AprĂšs quelques difficultĂ©s, jâarrive Ă retirer toutes mes chaĂźnes et je mâinstalle.
Lâexamen se fait dans un silence de mort, hormis quelques ordres brefs plus secs encore que ceux que jâai pu expĂ©rimenter lors de mon court passage Ă lâarmĂ©e.
Je finis par me rhabiller aprĂšs avoir tentĂ© un Ă©change et mâĂȘtre fait rembarrer.
Je repense à la patiente désagréable de mon arrivée.
Et je me demande ⊠ce que cette femme mĂ©decin a pu vivre (endurer ?) les 10 minutes, semaines ou annĂ©es passĂ©es, pour ĂȘtre si dure et dessĂ©chĂ©e.
Cette secrétaire médicale robotique
De retour dans la salle dâattente, je regarde autour de moi et je note sur mon tĂ©lĂ©phone la sĂ©rie dâinterdictions et de formulations nĂ©gatives affichĂ©es sur toutes sortes de panneaux ou feuilles placardĂ©es Ă vau-lâeau :
âNe pas rentrer iciâ
âNe pas venir accompagnĂ©â
âNe pas baisser son masque ou le retirerâ
âNe pas prendre les rapports posĂ©s sur ce rebordâ
âNe pas vous avancer avant dâavoir Ă©tĂ© appelĂ© par une secrĂ©taireâ
âNe pas tĂ©lĂ©phonerâ
(âŠ)
Je suffoque.
đ„”
La secrĂ©taire ne mâappelle toujours pas.
Jâassiste alors Ă une scĂšne ubuesque avec une patiente qui se voit refuser un examen faute de paiement du dernier.
Je regarde les secrĂ©taires mĂ©dicales derriĂšre la 1Ăšre couche barriĂšre : leur vitre, puis la 2Ăšme : leur masque, enchaĂźner les interactions difficiles. Les cas particuliers semblent si frĂ©quents quâils en deviennent ordinaire.
Je repense à mon micro jugement en arrivant. Et me rappelle les avoir trouvées dures elles aussi, puis je choisis de regarder la scÚne différemment.
Je finis par prendre lâinitiative folle de mâavancer sans avoir Ă©tĂ© appelĂ©e đ€Ą et je prends soin de formuler ma demande avec un ton posĂ© et compatissant.
La femme me rĂ©pond calmement et sâexcuse de ne pas mâavoir appelĂ©e plus tĂŽt.
Elle ne peut pas me donner mon compte-rendu, la radiologue nâa pas imprimĂ© les bons documents et refuse de rectifier son erreur (poke femme mĂ©decin enragĂ©e).
Jâai du mal Ă comprendre lâintensitĂ© des 30 minutes que je viens de vivre et la densitĂ© de frustration de toutes ces femmes et hommes Ă fleur de peau.
En colĂšre et sur lâoffensive.
Je me lance alors dans ce que je crois savoir faire de mieux : âdu cheap talk empathiqueâ !
Câest radical, si vous ne connaissez pas : usez et abusez-en !
Câest lâart de parler de faire parler son interlocuteur pour lui offrir un sas de dĂ©compression. Un espace de lĂącher prise. Une minute dâhumanitĂ©.
Je crois que Socrate est bel et bien la source principale de mon inspiration professionnelle pour la puissance de sa maĂŻeutique : ces questions simples et prĂ©cises qui permettent Ă lâautre dâaccoucher de lui mĂȘme.
Parfois ce sont des questions profondes. Parfois légÚres.
Dans tous les cas elles permettent un dialogue non violent qui fait des merveilles.
La secrĂ©taire mĂ©dicale mâa naturellement confiĂ© quâelle avait chaud tout le temps; quâelle Ă©touffait derriĂšre son masque; que ce nâĂ©tait pas facile de rester calme et concentrĂ©e de 9h Ă 19h, tous les jours, face Ă dâautres personnes elles aussi chargĂ©es de leur journĂ©e.
Jâai souri avec les yeux une nouvelle fois; rĂ©cupĂ©rĂ© mon compte-rendu et je me suis dirigĂ©e vers ces infĂąmes escaliers pour retrouver mon four roulant.
En rentrant et malgrĂ© tout ça : toute cette chaleur Ă©crasante; toute cette humanitĂ© Ă©crasĂ©e; toute cette nature Ă©touffĂ©e; tous ces examens qui scandent mes semaines, mes mois, mes vacances qui nâen sont pas, je me suis dit que cette tranche de vie valait bien une missive.
Parce quâon ne sait jamais vraiment bien qui sont les gens.
Et parce quâil est nĂ©cessaire dâoser lâĂ©change pour combattre les prĂ©jugĂ©s, les incomprĂ©hensions et la violence.
Nous avons tous le pouvoir de changer le monde qui nous entoure par nos mots et notre regard : la maïeutique est pour cela une précieuse aide.
Sur ce, je vais remettre mes chaĂźnes et mes mĂ©dailles. DĂ©jĂ quelques heures sans elles et je me sens privĂ©e de ce je ne sais quoiâŠ
PS : vous avez dĂ©jĂ Ă©tĂ© surpris par la rĂ©alitĂ© dâune personne (vs son apparence) ?
đȘ
đ«
đ
Marie - www.benditlikesocrate.com